Je voudrais partager ici quelques dernières idées et impressions. Après le retour à une vie plus sédentaire et les confinements successifs, est-ce que ma vision du voyage a changé ?
Oui elle a changé. Même si à titre individuel, j'aime toujours autant voyager.
Le raisonnement que je tenais implicitement : "que ce qui semble bon individuellement et à titre personnel doit aussi l'être collectivement", me semble davantage questionnable.
La plupart des blogs de voyage et même la "grande littérature de voyage" incitent à voyager d'une manière ou d'une autre. Moi même je me suis laissé prendre par moment à ce prosélytisme. Mais quelque chose me gêne désormais : individuellement les voyages peuvent bien avoir beaucoup de qualités et d'avantages, mais collectivement le bilan est beaucoup plus mitigé.
L'incitation au voyage n'a jamais été mon objectif. Mais en même temps, faciliter les voyages en famille risque de contribuer indirectement à ce que plus de familles aient envie de voyager.
Dans un monde idéal, oui sans doute, l'incitation au voyage ne serait pas un problème. Mais au regard de la situation actuelle et des défis environnementaux, il semble qu'il nous faille aller collectivement vers plus de sobriété et moins voyager. Peut-être dans quelques dizaines d'année, si l'on parvient à surmonter tous ces défis, on pourra à nouveau laisser croitre nos envies de voyage. Mais aujourd'hui, l'heure est plutôt à la modération dans ce domaine : à la fois moins voyager et mieux voyager (de manière plus écologique).
Je ne veux pas prêcher de près ou de loin pour la paroisse des voyageurs et encore moins pour l'industrie du tourisme. On peut continuer à bien vivre sans tourisme, ou en tout cas avec un tourisme beaucoup plus réduit. On peut accepter des contraintes de déplacement pour des raisons épidémiques, comme en ce moment. Et dans les années à venir, les raisons écologiques vont probablement mettre à la fois un frein à nos envies de voyage et modifier notre manière de voyager.
Je crois que les deux aspects sont importants : questionner à la fois nos envies et les moyens qui nous permettent de voyager.
La passion du voyage, comme toute passion, peut aussi engendrer ses excès. Elle veut parfois se rendre essentielle à nos yeux. Elle exige qu'on se donne à elle, qu'on se damne pour elle. Elle applaudit quand on lui amène d'autres adeptes fraichement convertis. Comme toute passion elle se meut progressivement en idéologie. Et c'est alors qu'elle génère aussi, souvent à notre insu, son lot d'aliénations cachées. Alors même qu'elle revêt extérieurement ses plus beaux habits sensés refléter une image de liberté. Si j'aime les voyages et continuerai à les aimer, je ne veux pas être dupe. L'amour du voyage est plus beau et plus libre quand il reste à sa juste place.
Je comprends qu'on puisse continuer à écrire sur le thème du voyage, notamment quand on a à coeur d'accompagner les changements de pratique et de faire connaître des façons de voyager plus écologiques.
Mais pour ma part, je préfère tout simplement arrêter d'en parler. Sur les voyages avec des enfants en bas âge, je pense avoir eu quelque chose de vraiment différent à dire, et une expérience relativement unique. Mais poursuivre dans cette voie, en parlant d'autres formes de voyages, ne me semble pas très intéressant ni suffisamment original.
D'autant que moins on sera nombreux à parler de voyager et plus la pression sur la planète diminuera, en attendant des jours meilleurs.
Ma décision est donc prise : je préfère passer à autre chose et ne pas continuer à écrire sur ce thème des voyages.
Le bonheur en famille et l'éducation des enfants sont plus importants à mes yeux. La vie nomade est compatible avec cet objectif, mais non indispensable. On peut aussi la voir comme un détour — un éclairage intéressant, qui permet parfois de trouver quelques enseignements plus généraux sur le bonheur.
Mes enfants ont grandi. J'apprécie de pouvoir partager de nouvelles activités avec eux, et qu'ils soient aussi beaucoup plus autonomes. Ceci étant je continue de penser que chaque phase de la vie familiale a son charme propre, et notamment la petite enfance. Ce que nous avons vécu avec nos enfants en bas âge reste pour moi un souvenir merveilleux.
Je mesure aussi la chance que nous avons eu de pouvoir bénéficier d'une telle liberté. Le monde a bien changé en 2020. Pour autant, je reste assez optimiste, des jours meilleurs reviendront ; et le monde a ceci d'étonnant que même lorsque notre rayon d'exploration est limité à quelques kilomètres, il reste d'une immensité vertigineuse.
Je songe désormais à un nouveau projet d'écriture, quelque chose en lien avec la découverte de la philosophie ou des mathématiques.
Enfin, en ces temps de confinement propices à la lecture, je recommande les trois grands auteurs de mon école philosophique préférée, le stoïcisme : Marc Aurèle, Epictète, puis Sénèque (dans cet ordre si possible, sachant que l'oeuvre de Sénèque qui nous est parvenue est beaucoup plus volumineuse). Avec pour guide moderne, des livres de Pierre Hadot (par exemple "Qu'est ce que la philosophie Antique").
Je laisserai donc le dernier mot à Sénèque (1er siècle après la naissance de JC), dont nous sommes tous de lointains descendants. Sans dénigrer le voyage, il savait en quelques mots le remettre à sa juste place.
Lettre 28 des Lettres à Lucilius, Sénèque
"Quel réconfort attendre de la nouveauté des sites, de la connaissance des villes ou des endroits ? Cela ne mène à rien de balloter ainsi. Tu demandes pourquoi tu ne sens pas dans ta fuite un soulagement ? Tu fuis avec toi. Il te faut déposer ce qui fait poids sur ton âme. "
"L'important n'est pas de savoir où, mais dans quel esprit tu arrives [...] Ma naissance ne m'attache pas à un unique recoin. L'univers entier est ma patrie [...]. L'art de bien vivre a son lieu partout."