Notre tour du monde a démarré en Malaisie. Au cours de notre itinéraire, nous avons fait étape dans une petite ville près de la côte est. Les gens n'avaient pas trop l'habitude de voir des touristes ici, encore moins avec des jeunes enfants occidentaux. Il y avait bien un petit musée non loin, mais nous étions un jour férié, et il était fermé. Nous avions pris une chambre en ville, mais elle ne donnait vraiment pas envie de s'y attarder. Même pas de fenêtre ! Mais pas chère certes ! Et apparemment pas d'autre hébergement dans le coin.
On aime bien de temps en temps improviser et sortir un peu des sentiers battus, mais là quand même ça ne se présentait pas super bien. En revanche on était plutôt détendus et en forme.
Nous prîmes notre petit déjeuner dans une de ces échoppes où les habitants peuvent venir manger à toute heure de la journée
Et là un miracle se produisit : la patronne nous voyant désoeuvrés nous proposa spontanément de nous emmener en balade. C'était pure gentillesse de sa part. Elle prenait seulement 7 jours de vacances par an. Elle nous donna rendez-vous en début d'après-midi et nous partîmes avec elle visiter les alentours. Il n'était pas question d'argent ; nous avons du insister je crois pour au moins partager les frais d'essence de son véhicule. Nous avons passé un très bon moment en sa compagnie. Elle parlait plutôt bien anglais, et nous échangions parfois aussi quelques mots et expressions en malaisien pour le plaisir. Elle nous montra quelques unes de ses plages préférées. Par la suite, nous sommes même restés en contact encore quelques temps par internet.
J'ai repensé notamment à cette anecdote, en lisant "Emile ou de l'éducation" (Livre V) de Rousseau, dont est extrait ce passage :
"Quelle bonté ! quelle prévoyance ! Je crois être au temps d'Homère (Emile qui parle).
Soyez sensible à tout cela, lui dis-je (Rousseau qui parle), mais ne vous en étonnez pas; partout où les étrangers sont rares, ils sont bienvenus : rien ne rend plus hospitalier que de n'avoir pas souvent besoin de l'être : c'est l'affluence des hôtes qui détruit l'hospitalité. Du temps d'Homère, on ne voyageait guère, et les voyageurs étaient bien reçus partout."
La littérature de voyage est friande de belles rencontres, et le voyage nous ouvre effectivement parfois à l'expérience d'une forme d'altruisme bien appréciable. Rousseau, avec son sens de la formule, nous en donne à sa façon une explication perspicace, même s'il semble nous toiser au passage d'un "Hey mon jeunot, rien d'extraordinaire à cela !"
De notre côté, nous avons souvent fait de belles rencontres assez inattendues au cours de nos voyages en famille. Ce n'est assurément pas quelque chose de réserver à ceux qui voyagent seuls. Amis routards qui n'avez pas encore d'enfants, rassurez-vous ! Et un lieu a priori banal, peut dans ce cas se transformer en étape marquante, juste par la magie d'une rencontre.
Or, si on ne provoque pas directement ce genre d'événement, il faut cependant une certaine tranquillité d'esprit pour qu'ils se produisent.
De même, il nous est arrivé parfois d'être accueilli chez des gens pour dormir, ou d'être généreusement dépannés d'autres manières encore.
De nombreuses émissions de télévision se sont attachées ces dernières années à montrer ce phénomène de générosité qu'on observe parfois à l'égard des voyageurs, comme "Nus et culottés" par exemple.
Pourtant, à la manière de Rousseau, je crois qu'il faut être sensible à cette bonté quand elle se manifeste, mais sans tomber dans l'excès inverse de la rechercher outrageusement, en particulier en se mettant plus ou moins volontairement, comme certains voyageurs, dans des situations périlleuses ou de fragilité extrêmes.
Il y a là un piège dans lequel tombera plus tard l'esprit romantique, et son parent pauvre, l'esprit de bohème. A trop vouloir reproduire ou intensifier une expérience qu'elle qu'elle soit, on finit seulement par l'affadir et lui faire perdre sa véritable authenticité.
Rousseau, à d'autres moments dans son oeuvre, en voulant assagir les prétentions de la raison, qui cachait aussi souvent bien d'autres vices de son époque, a souvent poussé trop loin les prérogatives du coeur humain, comme par un effet de contre-balancier. Ce n'est pas pour rien qu'on le considère comme le précurseur du Romantisme.
Mais parfois aussi, comme dans ce passage, il s'est tenu sur cette ligne de crête plus belle et plus intéressante à mon sens, où le coeur et la raison dialoguent davantage en harmonie.
Pour conclure, sur les voyages en famille, il est vrai qu'on est donc parfois encore accueillis, comme du temps d'Homère. Mais halte là ! Ne cherchons pas à dénaturer ce phénomène, en le poursuivant avec excès. Car sa véritable grâce s'anéantit en même temps qu'on cherche à la provoquer avec trop d'empressement.
"Soyons sensibles à tout cela", comme disait Rousseau, mais sans en faire pour autant une nouvelle obsession.
Enfin c'est ma conception personnelle des rencontres en voyage. Mais peut-être en avez-vous une différente ?